Blumfeld


L'Etat des Choses
Pour le commun des mortels, le rock allemand se limite au hard FM moustachu et à l’industriel imprononçable. C’est sans doute pour remédier à cet état de faits que Big Cat a décidé de sortir la compilation Sturm und Twang, remarquable tour d’horizon de la scène indépendante allemande. On y retrouve notamment l’un des groupes du label,
BLUMFELD. Un groupe dont Steve Albini - pourtant peu réputé pour cirer les pompes des premiers venus - a loué l’intégrité et l’originalité.
Il est vrai que les trois de Blumfeld (un personnage de Kafka) ont tout pour plaire à l’incorruptible leader de Shellac : refus des compromis (le groupe tient à rester proche de ses fans... et de leurs zines), indépendance d’esprit (ni maîtres à penser, ni leaders d’une quelconque scène), musique sans concession. Mais derrière l’austérité apparente des chansons - longs textes en allemand, nombre d’accords minimum, son rêche - point souvent une réelle émotion.
Un juste équilibre tripes-cerveau qui fait de L’Etat et moi (un lapsus sur la phrase de Louis XIV, “L’Etat, c’est moi”) l’un des grands albums de 1995, évitant l’écueil du pensum indigeste. Quels sont les groupes qui ont influencé Blumfeld dans cette démarche ? Réponses de Jochen Distelmeyer (chant, guitare) et Eike Bohlken (basse), qui se prêtent avec beaucoup d’intérêt et d’érudition au petit jeu du blind-test. A l’arrivée, autant de confirmations que de surprises.




Pavement Grounded
(Jochen) C’est Pavement. A mon avis, l’une des six meilleurs chansons du dernier album. Ca fait partie de leurs morceaux vraiment uniques. Le reste est plus conventionnel. Celui-ci est fort, il retient l’attention.

Sonic Youth Confusion is next
(Eike) Sonic Youth... Confusion is sex ? (presque...) Je n’aime pas énormément cet album. Je préfère leur tout premier. Mais mon favori, c’est Evol. Leur jeu de basse ne m’a pas énormément influencé. Et je ne joue pas de guitare (rires). Tu devrais plutôt demander à Jochen.
(J.) On nous parle souvent de cette influence de Sonic Youth. Mon jeu de guitare rappelle probablement un peu le leur. Mais mon style doit plus au guitariste des Vipers, groupe qui a sans doute aussi beaucoup influencé les derniers morceaux les plus pop de Sonic Youth. C’est en fait un mélange avec Joni Mitchell, Tom Verlaine de Television et Johnny Marr. Ces quatre personnes sont celles qui ont le plus compté pour moi. Pour en revenir à Sonic Youth, je trouve que leurs derniers disques sont les plus sincères. Ils ont un peu abandonné l’ironie de leurs débuts et essayé d’atteindre une plus grande profondeur, une certaine harmonie. Je les ai beaucoup écoutés, mais ce ne sont pas eux qui ont le plus influencé mon jeu de guitare.




The Fall Wrong place, right time n°2
(E.) The Fall. C’est l’un de mes groupes préférés. J’aime beaucoup le bassiste. A une époque, j’achetais chaque nouvel album. Maintenant, seulement un sur deux ou sur trois. Mais ils écrivent toujours de bonnes chansons.
(J.) Ils se sont forgé leur propre style à partir du rythm’n’blues. Ici, il y a même des influences de boogie-woogie. J’aime beaucoup de leurs chansons, j’apprécie même tout ce qu’ils ont fait. Les textes de Mark E. Smith sont très puissants, vraiment uniques. Il a un univers très cohérent.
(E.) Mais on n’est pas obligé de comprendre ce qu’il “chante” pour aimer.
(J.) En revanche, je ne peux approuver totalement l’attitude de Mark E. Smith : “Vous ne pouvez pas jouer dans un autre groupe, sinon je vous vire.” Il est certain que nous travaillons de manière plus collective et démocratique.
(E.) Jochen écrit les paroles et la majorité des parties de guitare, mais tout le reste, nous le faisons ensemble. Jusqu’ici, toutes les chansons ont été écrites à trois.




Elvis Presley In the ghetto
(J.) Hum, intéressant... Musicalement, on ne peut plus rien dire sur cette chanson. En fait, je pense qu’elle parle de la propre situation d’Elvis. Tout ce qui l’entourait, Graceland, le Colonel Parker, etc... était devenu son propre ghetto. “The child needs an helping hand, and her mother died...” Mais Elvis n’était pas du tout conscient de la métaphore. Tu n’as sans doute choisi un morceau de Presley qu’à cause de notre pochette. C’est vrai qu’il ne fait pas partie de nos principales influences.
(E.) Je n’ai aucun de ses disques !
Justement, pourquoi ce détournement de la pochette d’un de ses albums ?
(J.) Tu connais l’original, 50 millions fans can’t be wrong ? Nous avons juste remplacé son visage par des photos d’amis, en gardant les vestes dorées. C’est une situation assez familière. Certaines des personnes figurant sur cette pochette ne connaissent même pas les autres...
(E.) Moi-même, je ne les connais pas toutes !
(J.) Ca décrit un peu cette situation dans laquelle on prétend : “Ceci est un état, une scène, etc...”, alors que dans certains cas, il n’existe aucun lien entre les différentes personnes, elles ne se connaissent pas toutes entre elles.




Quentin Crisp Stop the music for a minute
Ah... (il cherche) C’est sur Pillows and prayers (compilation Cherry Red). Il y a Felt, Everything But The Girl... et ce type. Je le connais...
(Ils cherchent quelques secondes. On finit par leur donner la réponse.)
ça fait vraiment très longtemps que je n’ai pas écouté cette compilation. Mais j’ai reconnu la voix. J’en avais gardé un vague souvenir.
Le morceau titre de L’Etat et moi est, comme ici, un simple texte sans musique...
Oui, mais il est plus mélodique. On peut donc imaginer une musique qui aille avec. C’est un morceau musical, malgré tout.

Mais quel intérêt pour des auditeurs ne comprenant pas votre langue ?
(E.) Parfois, nous avons des problèmes avec les journalistes allemands, qui demandent à Jochen quels livres ils doivent lire pour comprendre ses paroles. Ils croient que c’est un travail, une énigme à résoudre, alors que nous ne l’avons jamais envisagé ainsi. L’une des grandes expériences de cette tournée, c’est de s’apercevoir que la musique fonctionne, que nous arrivons à communiquer avec le public même s’il ne comprend pas de quoi parlent les textes. Je pense que les gens réagissent à l’urgence, à la force qu’il peut y avoir derrière notre musique.
(J.) En Angleterre, nous avons reçu un bon accueil. La compréhension des textes n’est donc pas le plus important.
(E.) On doit pouvoir écouter notre disque en faisant la vaisselle. On n’est pas obligé de rester assis devant sa platine et de prêter attention à chaque mot. La notion de plaisir est très importante. A ce propos, j’ai une anecdote amusante. Après un concert, deux jeunes fans sont venus nous voir en coulisses. Ils étaient furieux et déçus parce que nous avions plaisanté sur scène. Ils avaient juste écouté le disque et pensaient que nous étions des gens terriblement sérieux (rires). Ils estimaient que nous les avions trahis. C’était assez bizarre.




Can Last night sleep
(J.) C’est Can ! Une chanson récente, qui figure sur la B.O. de Jusqu’au bout du monde. Je déteste le film et la B.O., en fait, n’est pas si bonne que ça. La cover de Days, des Kinks, par Elvis Costello, est assez intéressante. Quant à la chanson de Patti et Fred Smith, It takes time, je la trouve meilleure que tout le film. Pour moi, c’est absolument génialissime. Ce morceau de Can a été enregistré quand le groupe s’est reformé, et ce n’est pas ce que je préfère. Tu as pensé à eux parce qu’ils sont allemands ? Je crois que nous avons le même problème avec le “Kraut rock” (rock progressif allemand des années 70) que les Anglais avec Pink Floyd ou Genesis. Le punk et la “neue deutsche Welle” (new wave allemande) sont ensuite apparus en réaction contre tous ces groupes.
(E.) A l’exception de Kraftwerk et Can.
(J.) Oui, c’étaient les deux seules. Mais Amon Düül, Popol Vuh, même Faust étaient, au niveau de l’attitude, les ennemis dans les années 80. Pour moi, cette résurgence du Kraut rock est plus un phénomène de mode. Ceci dit, c’est vrai que les groupes progressifs allemands étaient dans l’ensemble plus inventifs que les anglais. On peut trouver des similitudes entre leur musique et la techno, par exemple. Mais je ne m’y intéresse plus beaucoup.




Faust Extrait des Faust Tapes
(J.) C’est assez “canien”...
(E.) Ca me fait penser aux Swell Maps.
(J.) Oui, ils les ont sans doute influencés, ainsi que The Fall.
Throw that beat in the garbagecan I won’t give up
(J.) (Il finit par trouver) Sans commentaires (rires) Tu aimes ça ?

Y a-t-il une véritable scène indépendante en Allemagne ?
Depuis cinq ou six ans, la qualité des groupes et des enregistrements est d’un niveau international, vraiment épuisante (“exhausting”).
(E.) Pas épuisante, extraordinaire (“extraordinary” !
(J.) Oui, extraordinaire, pardon (rires). Il y a d’excellents songwriters en Allemagne.
(E.) La compilation Sturm und Twang offre un bon survol des groupes allemands, même s’il vaut mieux prendre un morceau par ci par là qu’écouter tout le disque, du début à la fin.
(J.) Il y a des groupes encore plus intéressants, plutôt ambient, house, techno, qui sont absents de cette compile, car elle est centrée sur les guitares et le songwriting. Des groupes vraiment... extraordinaires (rires).
En France, le rock allemand, c’est le hard rock, Scorpions...
(J.) Scorpions n’ont jamais fait du “art rock”. Ah, tu as dit hard rock ? J’avais compris “art” (rires).




Terry Riley A rainbow in curved air
(J.) Je connais ce truc, mais je ne me souviens plus qui c’est. Ah, c’est Philip Glass ! Terry Riley ? Ah, oui... Tu connais la Music for airports de Brian Eno et Robert Wyatt ? Ca y ressemble. Au Loveless de My Bloody Valentine également.
(E.) Notre musique est bien moins expérimentale ! Mais Jochen aimerait écrire des textes plus courts. Elle pourrait donc évoluer. Toutefois, je ne pense pas que l’on puisse aller jusqu’à jammer. Généralement on écrit les chansons, on voit comment elles sonnent le mieux et on fait les arrangements, le plus souvent en studio. Donc, tout ce que je peux dire, c’est “Wait and see” !



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