Sarah Records
Le temps des cerises



“Pour des raisons de pureté, de panache et de pop-music, Sarah Records a décidé d’arrêter.”



C’est par ce communiqué lapidaire que le label de Bristol a annoncé avant l’été la cessation de ses activités. Avec Sarah, c’est toute une éthique de la pop - artisanat, désintéressement, modestie - qui disparaît. Ah, ces 45 tours qui craquaient comme du bois mort au bout de trois écoutes... Ces pochettes bicolores - au mieux - qu’on collectionnait comme des icônes... Ce son, cheap et reconnaissable entre tous, qui pour certains incarnait l’essence-même de la pop anglaise... Malgré tous les efforts de Matt et Clare pour diversifier le label (faire des albums, des Cds, du bruit avec Secret Shine et Boyracer...), on en revenait toujours à ces mêmes images (clichés ?) Difficile aussi de ne pas faire figure de passéiste dans une ville où la nouvelle scène “trip-hop” (Portishead, Tricky, Earthling...) révolutionne la musique.




Mais Sarah ne voulait pas tirer sa révérence sans cérémonie. Le panache, toujours... Ainsi, sa dernière journée - le lundi 28 août 1995 - fut aussi sans doute sa plus chargée. Elle s’offrait une dernière sortie avec le n°100 de son catalogue, Then and back again lane, un “best of” accompagné d’un livret retraçant son histoire. Et le soir, elle allait fêter sa petite mort au Thekla, péniche labyrinthique où l’on se perd trois ou quatre fois avant de trouver la minuscule salle de concert, tout en bas, peut-être bien en-dessous du niveau de l’eau. Des fans des quatre coins du monde (ou du moins, d’Europe) étaient fidèles au rendez-vous. Certains avaient passé l’après-midi à parcourir Bristol à la recherche de la fameuse Glass arcade (Sarah 501) et d’autres lieux au charme désuet ayant orné quelques pochettes chéries. Des contacts se nouent, des adresses s’échangent, les fanzines belges rencontrent les labels indépendants espagnols, ou l’inverse... On croise l’anti-star David Gedge, grand amateur de pop et grand collectionneur de vinyle devant l’éternel. Les Français sont en nombre, mais après tout, Bristol n’est guère plus loin de Cherbourg que de Londres.




Vers 20h30, Blueboy, en duo acoustique, ouvrit le bal, enveloppant l’auditoire de sa douce mélancolie. Suite plus bruyante avec Secret Shine, dont la noisy pop est suffisamment intrigante pour ne pas apparaître trop datée, puis Boyracer, qui en avaient étonné plus d’un lors de leur venue à la Semaine de la Pop à Lyon. “Trois accords et trois minutes grand maximum par chanson”, tel semble être leur credo “ramonien”. De fait, le meilleur moment de leur courte prestation sera leur reprise du One step forward d’Even As We Speak (Sarah 49), mélodiquement plus doués, ou en tout cas plus appliqués. Retour à un son plus typique du label avec Brighter, reformé en trio (plus une vilaine boîte à rythmes) pour l’occasion. Les auteurs du Half-hearted ep, l’une des clés de voûte de la collection Sarah, livrèrent un set particulièrement émouvant, compensant un évident manque de charisme - ni les chansons ni le lieu, plutôt exigu, ne se prêtant de toute façon à un jeu de scène sauvage - par une sincérité tout aussi évidente. Les détracteurs de Sarah parlaient de mièvrerie et ils n’avaient pas toujours tort, mais là on ne leur aurait pas donné raison.




Suivit le merveilleux Harvey Williams, à peine visible assis derrière son clavier. Pilier de nombreux groupes Sarah (il réapparaîtra d’ailleurs un peu plus tard comme guitariste de Blueboy), ce blondinet aux airs de premier de la classe a sorti dans l’indifférence à peu près générale l’un des plus beaux disques de 1994 : Rebellion, sept chansons sans guitare ni basse ni batterie en un quart d’heure, soit une belle cause sans espoir. Mais pour tous ceux qui ne se sont jamais vraiment remis de The girl from the east tower et de She sleeps around, voir enfin Harvey Williams sur une “scène” prenait des allures d’événement. Sa prestation sera à la hauteur (sans mauvais jeu de mots), partagée entre les chansons de Rebellion (synthé, violon, flûte) et d’autres plus anciennes (deux guitares acoustiques). Un peu de finesse, etc. Autre groupe “historique” de Sarah Records, The Orchids nous servirent leur pop mature et accrocheuse, éveillant quelques souvenirs parmi les fans de la première heure.




La soirée se termina avec les deux principaux groupes du label, Blueboy et Heavenly, qui devraient se retrouver embarqués dans la nouvelle aventure discographique de Matt et Clare. En formule électrique, les premiers furent remarquables de précision, d’intensité, de tension contenue. Sans renier son passé (une très belle version de Clearer, Sarah 55), le groupe est entré dans une nouvelle phase, résolument adulte. Si leur prochain album est aussi maîtrisé - rarement bruit n’aura été moins gratuit - , l’avenir leur appartient.




Les seconds - déjà vus au début du mois au festival de Benicassim,en Espagne - interprétèrent avec un mélange d’amateurisme et de rigueur leurs petits morceaux au charme contagieux. D’après Peter Paphides, qui se fendait dans Time Out d’un remarquable article quelques jours plus tard, ils “contiennent plus d’acmés en accords mineurs qu’une pile de Rubber Soul tombant sur la tête d’Orange Juice” - beau compliment. Entre deux chansons, la mutine Amanda Fletcher discute et rigole avec le public (parlant du guitariste, en costard cravate : “Il veut jouer avec Menswear”). Eux n’ont toujours pas atteint l’âge adulte, et c’est tant mieux. En rappel, Amanda, soudain sérieuse, chantera juste un morceau a capella : “une chanson triste, pas très appropriée pour une fête.” Pour une fête triste, si. Mais sèchons nos petites larmes ; quand vous lirez ces pages, Matt Haynes et Clare Watt auront peut-être déjà commencé un nouveau label. Et la plupart des groupes présents ce soir là au Thekla auront sans doute trouvé refuge ailleurs. Ce qui n’empêchera pas la nostalgie... “I can’t take much more of this, so let me live (...) let me be free” (Blueboy, Clearer).

Vincent A.