Ben Harper


Combattant
de l'esprit sain


Il y a pire que l’angoisse de l’écrivain face à la page blanche : celle de l’intervieweur (amateur) face à son interlocuteur muet. En l’occurrence, Ben Harper. C’est bien la même personne qu’on avait rencontrée près d’un an auparavant, à l’occasion du festival des Inrockuptibles (cf. Untitled n°4) : un homme qui, quand il vous regarde, semble voir à travers vous. Son débit est toujours aussi lent mais cette fois-ci, Ben Harper - qui se souvient quand même de notre précédente entrevue - ne délivre ses mots qu’au compte-goutte. Si on ne connaissait pas un peu le personnage, on pourrait le prendre pour ce qu’il n’est assurément pas : un type sentencieux et imbu de lui-même, qui n’accepte les interviews qu’à contre-coeur. Non, Ben Harper n’est pas Lou Reed. Il est simplement fatigué. Ou malade ? C’est ce que commencent à se demander les personnes venues au forum de la FNAC Part-Dieu pour une rencontre avec l’artiste, initialement prévue à 18 h. Il est presque 19 h et on ne voit toujours pas l’ombre d’une tresse.


Enfin, Ben arrive ; il avait eu un petit refroidissement, mais il va mieux. Il n’aura d’ailleurs de cesse de le montrer durant la courte interview, rassurant ainsi tous ceux qui avaient pris leur place pour le concert du soir au B52. Tout en délivrant un message humaniste simple mais jamais mièvre parce que totalement sincère, il tiendra bien à ne pas passer pour un messie pontifiant. L’homme reste modeste ; comme nous lui faisons remarquer, à son hôtel, que la production sonore de Fight for your mind frôle la perfection, il répond (passées les premières questions, il formule quand même des phrases) : “J’ai encore un long chemin à faire avant d’être vraiment satisfait. Je continue à travailler, sans cesse. Je produis moi-même mes disques avec mon ami JP. Ainsi, je peux vraiment traduire ce que je ressens.” Changement de sujet : que pense-t-il de l’affaire O.J. Simpson, à l’évidence coupable mais finalement déclaré innocent à l’issue d’un procès interminable et surmédiatisé ? “Il n’y a pas de système judiciaire aux Etats-Unis. C’est un système d’injustice. Il n’y a pas de structure légale. Plus tu as d’argent, plus ta défense est bonne. C’est évident. Dans le cas d’O.J. Simpson, les gens ont remplacé l’idée de justice par celle de race, et c’est triste.”


Passons à quelque chose d’un peu plus léger : sa passion pour le skate-board, plutôt lié à une culture et une musique urbaines... “Pour moi, le skate-board est, plus qu’un plaisir, un véritable challenge, tant physique que mental. Il faut toujours avoir l’esprit en éveil.” Une activité qui toutefois ne risque pas de prendre le pas sur son métier, ou plutôt sa passion : “Ma vie, c’est la musique”, laconique mais explicite. Et comment explique-t-il le succès de ses disques, alors qu’ils sont plutôt loin du mainstream, d’Oasis à Green Day ? “Mes chansons viennent du coeur et de l’esprit. C’est juste la musique des gens, une musique qui parle à n’importe qui, n’importe où. Des chansons comme Ground on down ou God fearing man ont des grooves différents des autres, sont un peu plus dures, ce qui est bien. La vie aussi a des rythmes différents, selon les heures du jour, les jours de la semaine, etc. La vie, ce n’est pas que du hip-hop ou que du hardcore, mais tout une variété de rythmes, que j’incorpore à ma musique. Je ne pourrais pas me contenter d’un seul son.”


Après O.J. Simpson, que pense-t-il de Louis Farrakhan, le leader noir islamiste ? “Personnellement, je ne parle pas de Noirs et de Blancs, je n’ai pas cette conception-là des choses. Elle ne fait qu’accentuer la séparation entre les deux. Je préfère parler de l’Homme. Pour ce qui est des leaders d’opinion, je trouve qu’il est nécessaire d’avoir une voix à laquelle se rallier, avec laquelle partager des croyances, des idéaux. Mais cette croyance doit être authentique, comme le Tout-Puissant. Si ce en quoi tu crois sépare les gens, les isole, tend à empêcher l’autre d’avoir ses propres convictions, de vivre dans la paix, le bonheur, l’union, alors tu ne crois pas vraiment.” Comme nous n’avons plus de questions (nous attendions des réponses un peu plus longues...), nous nous trouvons contraints d’improviser et d’évoquer, comme tous nos prédécesseurs, le jeu de guitare à l’horizontal peu courant - et totalemnt maîtrisé - du californien globe-trotter : “Le lapstyle ? Avant, je jouais de la bottleneck slide, et ça a évolué en lapstyle. Je joue ainsi depuis cinq ou six ans. C’est le son à travers lequel j’exprime le mieux ce que je ressens.” Sur cette tournée, le groupe est le même que l’année dernière... “Nous formons une sorte de famille, et c’est très agréable. Les membres du groupe apportent des tas d’idées à ma musique, que ce soit sur scène ou sur les disques.”


Et les clips ? “J’en ai fait deux, que je n’ai pas réalisés moi-même. C’est JP qui s’en est occupé, et j’ai bien sûr eu mon mot à dire au niveau des idées.” Ben Harper a d’ailleurs interdit l’utilisation de sa musique par le cinéma et la télé... “Ce sont les poisons de la jeunesse. Je crois qu’ils ont du sang sur les mains. Ce sont les gens les plus socialement irresponsables que je connaisse. (il répète sa phrase) Alors qu’ils pourraient faire le bien avec les moyens dont ils disposent, ils ne font que le mal. Je ne veux rien avoir à faire avec eux.” Voilà qui a le mérite d’être clair... même si notre homme collaborerait volontiers à un projet qui recueillerait son adhésion. A propos, que pense-t-il de MTV ? “MTV est en position de force. La plupart des clips sont nuls, mais que peuvent-ils y faire ? Ce n’est pas de leur faute. Une bonne part de la musique aussi est horrible. Beaucoup de gens se plaignent que MTV ne passe pas de bons clips. Mais comment pourraient-ils s’il n’y en a pas ? (unique vrai sourire de l’interview) C’est difficile. Ils diffusent sans doute mes clips, et pourtant nous avons des rythmes très différents. Sur MTV, tout est très rapide, saccadé.” C’est effectivement l’antithèse parfaite de Harper, qui paraît quelque peu décalé dans l’Amérique des fast-foods et du très speedé Tarantino.


En fait, notre homme semble aussi éveillé que Travolta après sa rencontre inopinée avec Bruce Willis dans Pulp fiction. “Excusez-moi, je ne suis pas dans mon assiette aujourd’hui. Mais vous n’avez qu’à repasser à l’hôtel demain matin si vous voulez poursuivre cette discussion.” Hélas, nous ne pourrons pas. Nous aurions pourtant aimé dire à Ben Harper combien son concert au B52, ce soir-là, aura été un moment extraordinaire. Tout en sachant bien que la vraie beauté est au-delà des mots.

Vincent A. avec la participation d’Eric Pellet Photo : Vincent Luisetti